J'ai acheté des CD depuis 1986 (et plein de vinyles avant), j'y ai mis énormément d'argent. J'en ai souvent racheté (remasterisations, bonus tracks...) et aujourd'hui tout ça ne vaut plus rien. Les rayons se vident au profit des DVD, des blu-ray disc (tout pour les yeux, rien pour les oreilles), en attendant le prochain format.

Et pourtant... c'était pas beau tout ça ?


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mercredi 30 août 2017

#206 : American Epic

Pour vivre en dehors de la loi, il faut être honnête nous chantait le vieux Bobby Zim, du temps où il avait encore le sens de la formule (il paraît qu'il a été vu chantant How Much Is That Doggie In The Window dans un supermarché à Phoenix, Arizona la semaine dernière). Le blogueur le sait bien, qui jamais ne met en avant les téléchargements pas très légaux qu'il offre - généralement - du fait de sa sensibilité de chou de Bruxelles adolescent afin de faire partager au monde sa passion pour ce fameux disque, là. Il est parfois inutile d'évoquer certaines choses entre gens de bonne tenue. Parfois et pour ma part, il y a inversement bon nombre de disques jamais postés par respect pour l'artiste en galère (Volo, les Loire Valley Callipso, et d'autres), l'éditeur passionné (la discographie de Ferré post-Barclay)...

Je ferai exception, et je vous encourage vivement à télécharger illégalement, gratuitement et sans scrupules les cinq volumes que compte le superbe coffret American Epic, complément (?) obèse aux documentaires de Jack White et Robert Redford. Allez-y, piochez, gavez-vous, faites des économies, volez les producteurs, n'achetez pas ces disques, piratez-les. Est-ce suffisant ?

Oui, je me pose ouvertement en vandale, sale petit con privant Columbia de quelques centaines de dollars, en incitant au péché véniel de ce siècle numérique.

En vandale peut-être, mais le salaud ça n'est pas moi, c'est cette vieille hyène putride de Jack White qui cherche ici à dorer sa crédibilité en prenant le consommateur (et l'amateur de musique, au passage) pour un con. Pour un gros con, même, car quoi ?!!! Je traduis l'argumentaire de vente :

"American Epic est un voyage à travers la naissance de l'enregistrement moderne, quand les voix d'une nation diversifiée transformaient la façon dont la musique sonnait et la manière dont elle impactait les gens."
Il faudrait être néophyte ou couillon du désert pour ne pas lire là-dedans, grosso modo, l'argumentaire de Harry Smith et de son Anthology Of American Folk Music. On retrouve d'ailleurs dans les cinq CD de cette farce les pierres angulaires de cette compilation fondatrice. Du Coo-Coo Bird de Clarence Ashley au Country Blues de Dock Boggs en passant par I Wish I Was A Mole In The Ground de Bascon Lamar Lunsford. Avec évidemment plein d'autres choses encore, dont des "incontournables" oubliés par Harry : Sitting On Top Of The World par les Mississippi Sheiks, au hasard, Dark Was The Night de Blind Willie Johnson pour ceux qui pensaient que Ry Cooder avait écrit lui-même la BO de Paris, Texas, et j'en passe. On explore même le côté chicano complètement occulté dans l'Anthology, ce qui plaira aux étudiants en espagnol.

La thématique n'a ici rien d'ésotérique : cinq disques, cinq régions des USA (enfin, à peu près : le sud-est, Atlanta, New York, le midwest et le reste de l'Amérique (dont la Californie et la Nouvelle Orléans sur un seul CD - il ne s'y passait donc rien ?). On va pas se trouver la cervelle à chercher plus loin. D'ailleurs, on s'en fout. En tout, 100 chansons. Comme dans les compiles merdiques de Super U, Les 100 plus belles chansons de Machin. Sauf que là c'est pas la compile à trois balles. C'est un superbe coffret avec couverture en faux cuir façon vegan et un livret luxueux avec les textes de toutes ces oeuvres. Vu le prix, 60 balles, faut quand même envoyer la rollex, non ?  Et faut se les enfiler, les cent perles. Des vieux trucs des années trente, on a beau plus avoir l'oreille de nos 20 ans, ça crachouille quand même un peu et le flow est quand même assez loin du rap west coast. Mais bon, l'argument de vente c'est qu'on s'en fout d'écouter le machin, il faut l'avoir chez soi. Coincé entre la Bible et l'intégrale de Faulkner. Bref, le genre de truc qu'on attaque pas par la face nord tous les jours, mais qu'on se promet d'étudier aux prochaines vacances. Qu'on se sent déjà moins con, rien qu'à l'acheter (c'est semble-t-il l'effet escompté de cette boîte de Perlinpinpin).

Mais, homme de peu de foi, pourquoi craches-tu ainsi sur ces joyaux de Willie Brown, Sleepy John Estes et les autres, alors que tu encensais pieusement l'Anthology au début de ta blogographie ? De la mauvaise foi pour amuser le chaland ?!! Tout cela est majestueusement restauré, c'est un diamant noir qu'il convient de chérir, bla bla la - vous entends-je déjà hurler. Comprenons-nous bien, enfilées sur une playlist, 90% de ces chansons ne sont que pur bonheur, rien à dire. Sauf que.

Ne citer à aucun instant l'Anthology, malgré les copieuses notes de pochette, justement, ça sent la malhonnêteté au-delà du raisonnable. Jack White aurait-il la prétention de faire table rase du passé en prétendant être le premier à le déterrer ? Oui, absolument. Ce mec est indigne. Il va nous faire croire tout à l'heure qu'Alan Lomax n'a jamais existé, non plus, et qu'il a découvert Dylan (ce qui est possible, mais on l'avait déniché avant lui, et c'est bien là le problème). On trouve bien sûr 90% de ces chansons sur mille autre compilations que je ne me permettrais pas de transformer en charpie. Ces coffrets 10 CD à 10 euros bourrés de trucs incroyables, il en existe (ou il en existait) des tonnes, et quand on cherche du charbon pour se chauffer, c'est au poêle. Mais là, on se gargarise sur une thématique justifiant l'emballage et le prix élevé du truc, on se s'invente musicologue quand on n'est qu'opportuniste. On marque au fer rouge Third Man Records le bien commun de l'humanité. Et on enfile les produits dérivés : des petits nouveaux chantant comme avant ces vieilles scies, enregistrés dans le studio du Jack façon vintage, des compilations estampillées American Epic de la Carter Family et d'autres vendues en vinyle hors de prix alors qu'il n'y a plus de droits d'auteurs depuis au moins un demi-siècle sur ces machins.

Comprenons-nous bien, quand on a des vélléités d'auteur sur une compilation, on se doit d'un certain respect et - si possible - d'un peu d'imagination justifiant le nouvel enrobage des produits. Ce n'est pas tant les chansons elles-mêmes que leur séquençage qui rendait l'Anthology unique. Et ce n'est pas le Lenny Kaye auteur (si, j'y tiens) de Nuggets qui viendra me contredire. Ni un Marc Robine enfilant quatre siècles de chansons françaises, pharaonique projet gloutonnement appuyé par Gabriel Yacoub et bien d'autres (jusqu'à Pierre Perret s'y collant). Et personne ne penserait, n'oserait y toucher. Ici, si quelqu'un enfreint le copyright, ce n'est pas le blogueur balançant les chansons sur le net, c'est cette saleté de Jack White volant bien plus que la musique : en subtilisant l'idée, c'est toute son âme qu'il s'approprie.

Avec maladresse, en plus. Parce que si le terme "folk" excluait chez Harry Smith toute digression vers le jazz - encore bien vivant à la fin des années cinquante, alors qu'il parlait d'une Amérique perdue - le-dit jazz est ici curieusement absent. Alors même que le concept à été légèrement dévié pour coller aux dadas de Jacky la fripouille (l'enregistrement, le son, tout ça...). Pourquoi donc ne voit-on dès lors pas poindre ici les organes de Bessie Smith ou les doigts de Jelly Roll Morton, par exemple ?

Autre cerise véreuse sur le gâteau frelaté : quand White ne se sert pas directement dans le travail de Harry Smith, on a la désagréable impression que les titres sont choisis pour leur analogie avec un quelconque hit susceptible d'avoir frappé le consommateur (et donc de le pousser à acheter l'objet, s'imaginant peut-être entendre Led Zeppelin façon clawhammer banjo au fin fond du Wyoming). Des exemples ? Ne me dites pas que Talahassie River ne vous évoque pas directement Ode To Bobbie Gentry ? Ghost Dance - Patti Smith ?

On rajoutera enfin quelques pierres de rosette (le Cross Road de Robert Johnson, par exemple) pour que le néophyte se sente moins con et presque initié, et je t'emballe tout ça, et ça finit sur l'étagère. 60 balles dans la poche à Jacquou (qui n'est sans doute pas le seul escroc de cette affaire, mais il prendra pour les autres, ça lui apprendra l'injustice). Chose curieuse mais distrayante (il faut bien rire un peu) : de Son House, ce n'est pas l'impérial Death Letter Blues qui a été retenu. J'ai d'abord innocemment songé à la faute de goût, avant de me souvenir que Jack White avait justement grillé la ligne blanche en massacrant le joyau avec une brutalité sans talent digne d'un orc jouant du violoncelle. Faudrait quand même pas porter atteinte à l'image du gosse !

Non mais sans blague, on franchit ici un pas supplémentaire dans le mercantilisme. Après avoir remixé les Beatles, on remasterise des concepts !!! Et si, après le grand retour du vinyle (deux fois plus cher à franc constant que dans nos jeunes années, en passant) on nous remasterisait les 78 tours de Robert Johnson ? Avec des gramophones hi-fi, spécialement étudiés (prise USB pour repiquer directement sur l'ordi, à condition de pédaler pour l'alimenter) ? Ose le faire, Jack, tu n'as plus rien à perdre.

Disc 1 : The Southeast
Disc 2 : Atlanta
Disc 3 : New York City - East Coast
Disc 4 : The Midwest
Disc 5 : The Deep South & The West