J'ai acheté des CD depuis 1986 (et plein de vinyles avant), j'y ai mis énormément d'argent. J'en ai souvent racheté (remasterisations, bonus tracks...) et aujourd'hui tout ça ne vaut plus rien. Les rayons se vident au profit des DVD, des blu-ray disc (tout pour les yeux, rien pour les oreilles), en attendant le prochain format.

Et pourtant... c'était pas beau tout ça ?


- - - Disapproved by the Central Scrutinizer - - -

mardi 10 mai 2016

Black Star, épisode 1

David fut étonné au départ. Etonné, et un peu déçu. Dans le fond, on entendait les Talking Heads sur la sono, les gens alentour blablataient autour d'un verre, on lui avait gentiment pris son manteau et demandé ce qu'il voulait boire, s'il avait faim.

- Ah ! Salut !

Ronnie ne semblait pas plus surpris que ça. Ronnie n'avait d'ailleurs même pas eu l'élan de lui taper sur l'épaule, lui demander des nouvelles, lui dire qu'il était content de le voir, tout ça. Et pourtant ça faisait une paye qu'ils s'étaient quittés. Et rien, sinon ce vague geste de la main : ah, salut.

Du coup, il se sentit un peu gêné. Sensation presque nouvelle se dit-il, ça ne m'était pas arrivé depuis... 1967 ? La gêne se transforma sournoisement en vexation. Autre sensation nouvelle que la vexation, se dit-il à nouveau. La vexation devint angoisse, ce qui quelque part lui parut rassurant. En 1975, en pleine emprise de la coke, l'angoisse, il l'avait connue. Du moins il s'en rappelait. Il l'avait muée en création. Il s'était réinventé grâce à l'angoisse.

Du coup, il reprit de l'assurance, et l'assurance, il connaissait bien.

- Hé les gars ! Je suis là ! Comment ça va ?

Quelques têtes vaguement connues (mais qui n'avait-il pas connu que vaguement, une fois la quintescence du personnage aspirée à son profit ?) se détournèrent de leur conversation, et puis le brouhaha reprit le dessus. Il lui sembla que c'était toujours les Talking Heads, la musique de fond. La vexation, à nouveau. Un débordement, en fait. Un étrange sentiment de ne plus rien maîtriser. Même lorsqu'on lui avait annoncé son cancer, puis les déboires à venir de la chimio, il était resté de marbre, et son seul souvenit était le désemparement du médecin face à son regard glacial.

- Combien de temps ?

- Combien de temps quoi ? Ah ! Non ! Je me refuse à tout pronostic. Vous savez, nous sommes ici pour entamer une lutte ensemble. Nous devons penser uniquement à cette tumeur qu'il faut extraire de votre...

- Est-ce que j'ai au moins six mois ?

- Encore une fois, non, je ne peux pas... six mois, oui, sans doute. Peut-être plus, et puis vous avez les moyens pour le traitement alors six mois oui, enfin, je pense, mais encore...

Il s'était levé, avait salué cordialement la secrétaire dans l'entrée, et en quelques secondes avait mis son projet en route.

Il pensait à ça en regardant tous ces gens sans comprendre. Ce morceau des Talking Heads commençait singulièrement à l'agacer. Dire que j'avais laissé entendre qu'ils me plaisaient bien ces petits jeunes. L'agacement, aussi, il connaissait. Seulement l'agacement, il l'avait ressenti envers lui-même, quand on lui avait montré les vidéos de la dernière tournée. Pitoyable, rétrograde, boursouflé, prétentieux, déjà vu, c'est à peu près tout ce qu'il avait trouvé à dire, à hurler plutôt, aux oreilles alentour. Seul Robert avait eu cette remarque : "tu comprends maintenant pourquoi j'ai hésité à jouer sur l'album ?". La remarque l'avait étonné, c'est sans doute pour cela qu'il n'avait pas réagi. Qui était-il pour hésiter ? A jouer avec Lui ? L'autre venait de saborder un groupe ridiculement boursouflé, et il se permettait de la ramener ?

Un tapotement sur l'épaule le ramena à la réalité.

- Tu sais, ça me fait plaisir de te voir, après tout ce temps. Bon, même si on s'est jamais dit grand chose, mais enfin... Je sais que c'est pas toujours facile, en arrivant. Tu veux boire un truc ?

- J'aimerais surtout qu'on arrête cette musique, c'est insupportable !

- La musique ? Ah oui... On s'y fait. Ca n'a plus beaucoup d'importance, tu sais. Mais c'est vrai qu'on a tous la même réaction en arrivant. Enfin, certains. Moi j'ai découvert en arrivant, ça va, c'est supportable quand même. Je sais même pas qui c'est, d'ailleurs. Enfin, c'est pas le problème.

- Pas le problème ? Mais enfin, sans vouloir entamer le débat, c'est quand même vieillot ce truc, 1979, non ?

- Tu veux pas plutôt boire un truc, manger quelque chose ? Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?

- Non mais, franchement, les Talking Heads ok mais...

- OK mais rien du tout. Ecoute, je vais te dire un truc : considère que je suis plutôt bienveillant, là. Je te parle, je te caresse dans le sens du poil, en fait, c'est sans doute pas une bonne idée. Démerde-toi, mon vieux. Comme tout le monde.

Et Ronnie haussa les épaules, tourna les talons et s'assit à une table, reprit sa conversation avec quelques convives qui semblaient ne même pas s'être rendus compte de son absence.

David aurait voulu lui dire plein de choses sur les Talking Heads. Qu'on ne mélange pas comme ça le funk et puis la musique africaine et même la country. Qu'il y a une différence entre faire n'importe quoi et chercher plus loin, au risque de créer de nouveaux univers, de s'y enfermer dans la solitude de l'Artiste sans nom, tristement lâché par son public. Et ici, David se sentait lâché par un bassiste de seconde zone, de ce groupe sans grande envergure, comment déjà ? Il se rappela vaguement avoir refusé de participer au concert de soutien, il avait même refusé de faire un don pour lutter contre la sclérose en plaques. La sclérose, c'est pas ça qui me guette, avait-il lancé au pauvre sbire venu, comme tant d'autres, quérir sa charité.

En attendant, c'était le silence et l'immobilité qui l'enveloppaient - avec toujours cette putain de musique de merde. Et le sentiment d'être con, là, au milieu de ce bar de seconde zone. Ce sentiment, il l'avait déjà effleuré, et c'était le pire de tous : l'indifférence.

- Hé mec, tu veux te marrer avec nous ?

Un barbu hirsute, l'air goguenard, le sortit de ses réflexions. Il l'avait déjà vu quelque part, mais où ? Il avait vu tellement de monde, tant d'insignifiants...

- Moi c'est Jerry. Enfin, c'était, ça n'a plus d'importance, mais bon, je m'y suis fait, alors appelle-moi Jerry. Et toi, c'est comment ?

- Comment ça ? Non mais tu te fous de moi ? Mais je suis...

- Tu étais, mec, tu étais. Et tu te calmes. Tu prends le truc peinard, cool, y'a pas d'autre moyen de toute façon, c'est ça qui est bien. Tu veux fumer un truc ?

- Non merci. Je crois que j'ai rien à faire là.

- Ouh... fais gaffe quand même. Ici, il n'est plus question de Croire ou pas, fallait y penser avant. T'es là t'es là, point barre. Tu l'as cherché, sans doute. Même sans le savoir. Ici, c'est cool, y'a juste deux-trois trucs qu'il faut éviter. Par exemple, dire "je crois", "je veux", des trucs comme ça. Bon, tu viens ou pas ? Ah au fait, si tu veux fumer, c'est cool. Tu imagines le joint et t'es parti. Je te jure - oh merde, pardon - je te promets. Essaie. Trop, trop cool.

David pensa à un rail de coke. L'effet fut immédiat. Le contre-coup aussi. Déjà le lendemain, la descente, le mauvais trip. Qui étaient ces gens ? ARRETEZ CETTE PUTAIN DE SALOPERIE DE MUSIQUE OU JE CASSE TOUT !

There's a band in heaven
They play my favorite song...

La chanson avait re-démarrée. Ou ne s'était pas arrêtée. Ou n'avait jamais cessé. Il l'avait toujours entendu, en fait. Avant même que ce petit juif de mes deux commence à se taper la frime avec ce groupe. Avant même que Brian ne lui en parle. Qu'il ne lui explique qu'il produisait le prochain album et qu'il n'était pas dispo pour son projet de mêler le blues noir au disco blanc.

Il pensa à un chalet suisse. Aussitôt, il sentit l'air sec des montagnes, l'herbe grasse sur laquelle il aimait bien se coucher. Ce contact avec la terre. Il avait adoré s'y rouler, pendant son absence de la Scène. I Wish I Was A Mole In The Ground. Il avait même songé à la reprendre, cette vieille chanson. Rentrer dans les entrailles de la terre quand plus rien ne va à la surface. Bien sûr, dans le stupre d'un chalet suisse avec poupée de luxe, mais l'idée y était. Il y avait toujours eu l'Idée. Mais jamais, comme maintenant, une idée ne s'était révélée aussi organiquement présente. Il pensa à la planète Mars. Il s'y vit. Délire. Il lâcha prise.

- OK, on fait quoi ?... Jerry ? c'est ça ?

- Jerry ou comme tu veux, en fait. Moi je m'en fous, mais je peux comprendre qu'il te faille encore des repères.

- Alors tu me connais, toi ! Tu sais que je suis...

- Ta gueule mec ! Ecoute, je t'ai dit, il y a des trucs à pas dire ici. "je crois", "je suis", c'est réservé au taulier. Pense à de l'afghane et suis-moi. Ou alors, pense à une Budd. Oh putain une Budd, attends, je bois un coup... A la tienne !

David ne put rien faire d'autre que penser à un jus de fraise. Pourquoi ? Va savoir. Enfin si. Il avait ennuyé tout le monde pendant sa tournée de 1978 en réclamant du jus de fraise dans sa loge, en plein hiver, en Angleterre. Le goût dans sa bouche se dissipa assez vite. Il va falloir que je ne pense à rien, se dit-il. Et de fait il suivit Jerry.

- C'est cool, ça va bien se passer...

Il lui sembla reconnaître cet accent New-Yorkais.

...Dans le temps je lui foutais ma pine au cul et ça le calmait. On dirait que cette vieille guenon de Jerry est arrivé à nous l'attendrir, le beau gosse.

- Hey Lou, tu peux pas t'empêcher d'être grossier, sans déconner...

Serge eut un sourire en coin et écrasa une cigarette. C'est du moins la vision qu'eut David, en passant à côté d'eux, avant de monter à l'étage.

5 commentaires:

  1. C'est vrai qu'il y a de plus en plus de monde là où tu nous emmènes. Manque Lemmy... et pour ma part, j'aimerais bien y voir Alain.

    J'ignore ton rapport avec l'écriture (mais je doute fort qu'il n'y ait pas autre chose que ce blog) mais on y sent une vraie assurance dans la mise en scène, dans l'aménagement du rythme et dans la façon dont tu donnes vie à ces fantasmes de personnages.
    Bref, tout ça pour dire que ton texte montre une vraie démarche littéraire. Avec quelques touches étonnament graves...

    Du coup, je me pose la question de l'ambition que tu as derrière tout ça. Mais c'est claireement un excellent texte. Reste à voir comment tu tiendras sur la longueur. Et si tu sais déjà où cela doit te mener.

    Je tacherais de trouver un truc qui cloche sur la suite si c'est ce que tu attend des commentaires.... "-"

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne pense pas tenir sur la longueur, je connais déjà la fin. J'essaie un truc. Pour ce qui est de la littérature, il n'y a rien d'autre que ce blog. Qui n'est pas de la littérature, quand même...

      Merci pour ton commentaire.

      Supprimer
    2. Ma chère Audrey, je suis content que ce soit toi qui parles de Lemmy. Si je l'avais fait, on m'aurait traité d'iconophile obsessionnel !!!!! ;-)

      Supprimer
  2. Rhôôô, putain, je suis scotché !!!
    Mais où est donc passé Jimi ? Coincé entre Marilyn et Janis ?!?!?

    RépondreSupprimer
  3. Hello Jeepeedee,
    Comme je suis un peu long de la comprennette, j'ai mis un moment à me mettre dans l'ambiance et à me situer (c'est surtout Talking heads qui m'a égaré). A la deuxième lecture, je me suis davantage régalé. J'ai adoré l'intervention de Lou, toujours là quand il faut mettre de l'ambiance! L'ensemble tient bien la route et m'a embarqué comme il faut.
    Quelques bricoles techniques: ce serait plus facile à lire si tu alignait ton texte. Dans ce genre de post, je pense que les noms en gras sont plus gênants qu'autre chose. Je suis un peu maniaque concernant le positionnement des virgules et certains ont freiné ma lecture.
    Bonne continuation.

    RépondreSupprimer