J'ai acheté des CD depuis 1986 (et plein de vinyles avant), j'y ai mis énormément d'argent. J'en ai souvent racheté (remasterisations, bonus tracks...) et aujourd'hui tout ça ne vaut plus rien. Les rayons se vident au profit des DVD, des blu-ray disc (tout pour les yeux, rien pour les oreilles), en attendant le prochain format.

Et pourtant... c'était pas beau tout ça ?


- - - Disapproved by the Central Scrutinizer - - -

mardi 4 juillet 2017

#205 : Binker & Moses "Journey To The Mountain Of Forever"

Finalement l'épisode Sgt Pepper 2017 m'aura pas mal ébranlé. J'ai trouvé le remix super chouette - je le trouve toujours super chouette - et j'avoue avoir intérieurement considéré Jimmy comme un vieux râleur impénitent hostile à tout événement médiatisé par principe. Cette vieille pie de Jimmy s'offusquait qu'on applique des effets de studio à un album qui en était initialement bourré, où donc est le mal ? Je le laissai donc radoter en terminant le bouquin de Geoff Emerick sur - justement - l'enregistrement des albums des Beatles. Bof. Se prendre pour un génie pour avoir rapproché les micros de la batterie, compressé à mort la guitare et je-ne-sais quoi d'autre (ah si : avoir samplé un orchestre sur Yellow Submarine sans jamais leur verser de droits à l'époque, ça fait doucement rigoler aujourd'hui...). J'ai même re-écouté la version mono, rien n'y fit, je suis adepte de ce fichu remix.

Car finalement, rien de neuf n'en sort si ce n'est que l'album demeure fantastique, les trouvailles géniales, et les Beatles enfin affranchis du format basse/guitare/batterie du fait de l'arrêt des tournées avaient pondu là un fameux album, pour les siècles des siècles. En cette année 1967, les Beatles s'affranchissaient de la réalité, de ses contraintes temporelles, en ouvrant des horizons nouveaux empilés sur bande magnétique. La même année où Coltrane rendit son dernier souffle. Lui qui tentait d'approcher aussi des niveaux supérieurs de conscience, mais en gardant le tempo, en jouant réellement de son instrument, dans un format des plus classiques malgré ses aventures atonales, modales et tout ce que vous voudrez.

Sauf que ce fichu Sergent Poivre allait mener droit dans le mur : Bien sûr les bidouillages en studio nous permettraient encore d'entendre Stone chanter Made In Normandie sans fausse note, bien sûr le concept déshumanisé de Kraftwerk collerait poisseusement à la griserie des décennies à venir, etc.

Jusqu'à pouvoir re-fabriquer un Sergent Poivre re-lifté. Qui dans sa clarté nouvelle perd toutes les approximations initiales qui en faisaient un disque novateur. En gros, voilà le Sergent et sa troupe sonnant aussi faux que le prochain U2 ou le dernier Coldplay.

T'avais donc raison, Jimmy. Hmm... désolé.

Car finalement, il n'y a plus rien.

Le rock m'emmerde passionnément - je ne crois pas une seconde à la prochaine hype. Cette vieille trainée de Jack White nous pond un documentaire sur le folk des années 30 aux USA, en sort un coffret 5 CD sans faire une seule fois allusion à l'Anthology Of American Folk Music. Quand les vieux ferment leur gueule, c'est facile de prendre les jeunes pour des cons.

Alors j'écoute avec tristesse John Coltrane essayer. Sans jamais y arriver vraiment, même si... même si... le monde aurait pu s'arrêter de tourner après A Love Supreme. Mais il y aurait encore Ascension et tant d'autres choses parfois insupportables - ou plutôt incompréhensibles - notamment lorsque débarque sa Yoko Ono d'Alice. Et il y aura le culot et la ferveur dont on peut faire preuve en s'envoyant Sister Ray TRES fort dans les oreilles. Mais aujourd'hui peu de choses qui importent encore.

Je passe mes débuts de soirée à renifler les nouveautés sur exystence.net, jouant au petit jeu cynique de deviner le type de musique en regardant la pochette. Et de ne même pas m'attarder quand je gagne. C'est-à-dire très souvent. Tout est tellement marketé qu'on peut dans 90% des cas deviner ce dont il s'agit rien qu'en regardant le visuel de l'album. Et même, savoir que le disque sera à chier parce que la pochette est trop ceci, pas assez cela, etc. Donc, dans les rares cas où je me goure, je vais plus loin.

Ha ha ! Cette pochette ! Du prog-rock/post rock psychédélique ! Ben non Elton. Du jazz qu'ils disaient. Alors j'ai chargé - et j'ai adoré.

Autant le dire tout de suite, mon adoration et ce qui va suivre relève de la chronique martienne d'un extra-terrestre s'extasiant sur un disque de Supertramp en pensant découvrir les Beach Boys. Je suis hérmétique aux raffineries du jazz, inculte au possible, incapable de citer plus d'une dizaine de noms ou d'albums m'ayant marqué. Bitches Brew, Ah Hum, Escalator Over The Hill... mmh... rien de bien exotique ou du moins rien de bien élitiste, hein ? Je ne me suis donc pas étonné, en cherchant plus d'infos sur le web au sujet de ces Binker & Moses, de voir que les Inrocks et Télérama s'extasiaient dessus. Je me suis fait sans doute avoir comme une crêpe. Sauf que les journaux pré-cités aiment bien les Beatles aussi, alors peut-être pas, et surtout qu'importe. Qu'y a-t-il là dedans de si enthousiasmant ?

D'abord, tout pour sortir un disque chiant. Et comme ce disque est double, on craint la diarrhée d'emblée. Un duo saxophone-batterie gaiement agrémenté - sur le deuxième disque - de quelques instruments anecdotiques et grotesques : harpe, trompette... rien de bien consistant.

Eh ben il suffit d'écouter. Le batteur est époustouflant, réussissant la chose la plus simple du monde : mêler la finesse du jazz au groove funk. Et l'on entend clairement que son compère saxophoniste et lui jouent ensemble. Pour de vrai. En même temps. De la musique faite pas des êtres humains en temps réel. Un truc de fou, non ?

Et finalement, l'absence de basse rajoute à la chose quelque chose d'émouvant. Aucune trace d'harmonie. Juste la mélodie et le rythme. Libre à vos oreilles décontenancées d'imaginer une empreinte mineure, majeure ou septième. Que dalle. Less is more, un peu mon neveu. Une merveilleuse impression de ne pas se faire servir un machin forcément pré-mâché, pré-pensé et formaté de manière bien tempérée. Tout l'inverse de ce que ce fichu Sergent Poivre poussera tout le monde à faire : un produit.

Ici on tape du pied, on pousse des oh, des ah, on s'ennuie parfois, ou plutôt non, on ne s'ennuie pas. On s'ennuie souvent lorsque l'on attend quelque chose, ou qu'on l'espère. Ici, on ne s'attend à rien.

Alors bien sûr, bien sûr, et sans être un cador du genre, le son du sax rappelle Coltrane. Bien sûr, Coltrane nous avait déjà fait le coup du duo sax/batterie entre autres chemins de traverse. Et bien sûr, tout ici est un peu plus facile. Et cette audace est peut-être aussi marketée qu'un concert acoustique de Thurston Moore. Genre je t'en envoie façon vélo sans les mains.

Tout cela est bien possible, mais je m'en fous. C'est de cette musique dont on manque cruellement - si tant est que la musique réponde encore à la définition que je m'en fais : une ou plusieurs personnes jouant ensemble. Ici, le temps a son importance. En même temps qu'il n'en a pas, car tout ceci me semble suffisamment improvisé pour ne pas être préalablement calculé, partitionné. Tant pis donc si c'est à jeter au bout de trois écoutes. C'est peut-être mieux que de se voir vieillir à chaque anniversaire du Sergent Poivre.

Bien sûr le jazz, malgré son explosion free, s'est ramassé en même temps que la musique devenait mass media, étouffant de fait la révolte qui grondait dans les rues autant que dans la folie d'Albert Ayler  ou d'Ornette Coleman. Nous sommes aujourd'hui tétanisés par l'horreur, tout en votant pour un guignol dont on si fiche qu'il flingue les acquis sociaux. Alors peut-être qu'aujourd'hui, à l'inverse d'hier, est-il urgent et salvateur d'écouter cette musique non plus pour se libérer et clamer notre révolte sociétale, mais pour s'enfermer dans un espace infini loin de tout réseau social. Ecouter quelqu'un qui vit, pour en sortir grandi. C'est à ce prix qu'on grimpera cette fichue montagne éternelle ?

En Marche !