J'ai acheté des CD depuis 1986 (et plein de vinyles avant), j'y ai mis énormément d'argent. J'en ai souvent racheté (remasterisations, bonus tracks...) et aujourd'hui tout ça ne vaut plus rien. Les rayons se vident au profit des DVD, des blu-ray disc (tout pour les yeux, rien pour les oreilles), en attendant le prochain format.

Et pourtant... c'était pas beau tout ça ?


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vendredi 6 janvier 2012

#110 Jelly Roll Morton "The Library Of Congress Recordings by Alan Lomax"

Sans transitions... Je vous propose là une pure bombe, vrai de vrai. Comme ces grenades de 1914-18 que des gosses d'aujourd'hui encore découvrent au hasard d'une cueillette de champignons, et qui leur pète à la figure. L'an dernier, on a réédité (et remasterisé, ha ! ha ! ha !) en grande pompe l'oeuvre de Robert Johnson, bluesman légendaire, génial, qui assure toujours le fond de roulement d'Eric Clapton, c'est dire. Moi, j'en pleure, parce que Charley Patton, plus rien, nada. Les Mississipi Sheiks, idem. Il y a bien sûr les rééditions des fous furieux de chez Yazoo, mais hautement confidentielles, je ne suis même pas sûr que le label existe encore. Et Dieu sait ce que ces gens-là ont apporté à cette musique, et de fait au rock('n'roll). Mais passons. L'influence de Robert Johnson est indéniable sur le rock, donc la pop, le rythm'n'blues, la soul, tout ça tout ce qu'on aime.

Et le jazz ? Quoi le jazz ? Qui donc s'inquiète, se passionne de jazz aujourd'hui ? Les statistiques le prouvent, très peu de gens. Donc le jazz n'a qu'à se faire voir. On vous réédite Miles Davis parce que des chevelus vénèrent sa période électrique, ça vous suffit pas ?

Aucun espoir donc, d'imaginer un hommage parallèle et décent au pianiste qui aura influencé tant de gens dans ce domaine peu porteur. Je vous parle de Jelly Roll Morton. Qu'on qualifie de père du jazz parce que l'animal s'exprimait au piano, mais qui dans le groove, l'inventivité, a apporté autant de choses au blues, et qui dans son style de vie se rapprochait ma foi fort du dieu Robert...

Eh bien si. Un label formidable, Rounder Records (tout est bon dans ce cochon de label, vous pouvez y aller), a réédité ça il y a quelques années : les enregistrements de Jelly Roll Morton pour la célèbre Library Of Congress. Car les américains, quoiqu'on puisse leur reprocher, ont très tôt, très sérieusement et avec amour dédié des moyens à conserver leur patrimoine, musical notamment. Evidemment, l'immense Alan Lomax est dans le coup. Pousse le coquin de pianiste dans ses retranchements : raconte-nous ceci, raconte-nous cela. Tout y est. La légende parlante, l'histoire en direct, et hop, travaux pratiques, le morceau qui suit derrière. Alabama Bound, le premier morceau du CD, est une légende, dans le genre. Tout le CD transpire d'une émotion incroyable. A tous les musicologues, amateurs passionnés de ce génie, qui n'avaient à se mettre dans les oreilles que des rééditions minables, ce CD est là, pour les faire pleurer de bonheur. The Anamule Dance résume tout Dr John. Au hasard. Dans Wolwerine Blues, j'y trouve même l'intonation cynique de Ray Davies dans les meilleurs joyaux des Kinks.

A écouter tout ça, je me mets vraiment à penser que Dieu bénit l'Amérique. Ou plutôt que le pape devrait canoniser Alan Lomax. Ca n'est ici qu'un des nombreux enregistrements qu'il a réalisés. Il a traîné ses guêtres chez les pouilleux couillons des montagnes, chez les bamboulas des Antilles, et jusqu'à Cuba et en Italie. C'est incroyable. Et tout est disponible chez Rounder Records (voir, ou plutôt écouter ses enregistrements de Pete Seeger ou Woody Guthrie) ou chez Folkways. C'est merveilleux. Dieu Bénisse Rounder Records. D'autant que c'est Rounder Records qui a sorti le premier Madeleine Peyroux.

On sait tous, l'histoire des Minstrel Shows. Les blancs singeant les noirs. Le ragtime coincé des fesses d'un Scott Joplin. Ici, Jelly Roll Morton rend tout ça vivant, organique, dérive, essaie, dérape, ose, avance. Et j'en citerais presque Gainsbourg, démontrant du haut de sa superbe à un Guy Béart ridicule la puissance d'un piano face à une pauvre guitare bling-bling. Là, pas question de compétition, de débat entre le blues-rock et le jazz, mais il est clair pour tout le monde que le bonhomme envoyait à l'époque autant qu'un Mötörhead ou qu'un Charles Mingus. Dans les tripes, en passant à peine par les oreilles.

Bien sûr, dans un ipod, pour un non-anglophone, ça peut paraître rébarbatif. C'est plein de leçons de piano par le bon vieux Ferdinand. Les pianistes amateurs en baveront, les autres s'en foutront. Il s'agit ici d'une véritable exploration de l'art du Maître. Ce genre de choses ne se monnaie même pas... Imaginez Robert Johnson expliquant le pourquoi du comment de Come On In My Kitchen ? Cet enregistrement donne la divine impression, en quelques 150 Mo, de stocker les Tables de la Loi, pas moins, de tout ce qui va nous émouvoir musicalement durant la centaine d'année à suivre.

Et j'irai plus loin : nos amis rappeurs, electro, auront ici de quoi sampler le bon vieux Ferdinand, allègrement. Un sacré flow, le bonhomme !

Même Mireille Mathieu tripperait grave sur ce disque, si elle avait des oreilles (sa coupe de cheveux n'a jamais permis de le confirmer, ses disques non plus, un mystère français plus épais que celui de Rennes-le-Château...) puisque The Spanish Tinge démarre sur rien de moins que la mélodie de La Paloma... Oh et puis, Ferdinand Joseph Lamothe est d'origine française ! Une exception culturelle, donc ! Ce coup-ci, à juste titre. Comme ils disent, sur la pochette :

A Document Of The Big Bang Of Jazz !

...ou plutôt du Big Bang de toutes ces musiques syncopées et endiablées qui nous enchantent tous, quelle qu'elle soit ! Si Robert Johnson maîtrisait le vice du riff bluesy, de la blue note qui dérape, gêne et ébahit, lui a tout simplement inventé le groove.

7 commentaires:

  1. Tu m'as convaincu par une patente hypnotique que font tes mots. On te lit, ça fait tout plein de musique dans le cervelet et puis on appuit sur download. C'est étrange. Merci!

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  2. Bon, j'avais dit :" plus de chargements ces temps çi; trop de retard d'écoute et pas trop la tête à ça non plus.....no comment " et puis encore une superbe chronique qui ne peut que donner l'envie d'aller plus loin .
    (Trés bien décrit par "La Rouge" : rien à ajouter!)
    Touché par ta phrase sur Charley Patton; je ne connais de lui que l'album "pony blues" qui m'avait touché au plus profond.
    Echiré79

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  3. Encore une superbe chronique. Mais un tel enthousiasme forcément subjectif t'entraine sur des chemins hasardeux. Arriver à convoquer autant de musiciens, chanteurs et interprètes pour parler de Jelly Roll Morton est bluffant.
    Content de trouver de temps en temps des posts sur ce genre de bonhommes, souvent oubliés (dictats mercantiles oblige), mais essentiels à la musique d'aujourd'hui. Ils ont évidemment rendu possible ce qu'on connait maintenant.
    Quant à tous ces enregistrements de la Library of Congress, ils sont monstrueux. Heureusement qu'ils existent...

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  4. @La Rouge : Tout touché de ton petit mot je suis...
    @Echiré79 : tout pareil...
    @psegpp : pas si étonnant que ça, que d'évoquer plein de noms en écoutant le bon vieux Ferdinand, tuute la muusikeuh que jaimeuuuhh... eeeelle vient de lààààà...
    @Jimmy : bien content de t'avoir fait plaisir. C'est tes posts sur Céline et Artaud qui m'ont poussé à volatiliser la galette dans la blogosphère. Et pour l'histoire, non je ne la connais pas, raconte !

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  5. J'ai commencé ma "descente de la rivière Jazz" avec Lui et King Oliver. Mais cet album je n'avais pas réussi à le trouver.
    Merci mais comme les autres merci surtout pour tes textes... Sans le téléchargement ils se suffisent... Sauf qu'après tu donnes tellement envie qu'on s'arracherait les cheveux pour trouver, mais non, en plus tu donnes... :-)

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  6. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  7. Fantastique! Well that's my French! Pail

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